INTERVIEW
- Premiers contacts avec la photographie ?
Jean-François Robert
: Mon père m'a offert un boîtier, et l'année suivante un agrandisseur, que j'ai expérimenté en dilettante : pendant quatre ou cinq ans, trois fois par an, je m'enfermais dans la salle de bain, et je réalisais quelques tirages.
Et puis un jour, vers 18/19 ans, je suis allé me balader dans Paris, faire des photos. L'une d'elles, au moment où je l'ai prise, avait déjà commencé à retenir ma curiosité. De retour dans mon labo, au lieu d'essayer de tirer plusieurs images, j'ai décidé me concentrer uniquement sur celle-là, un après-midi entier, jusqu'à obtenir ce que je voulais. Et j'y suis arrivé ! Et là, vraiment... une sensation incroyable !
- Et la vocation de photographe ?
JFR : À une soirée d'étudiants, pour faire mon intéressant auprès d'une fille que je trouvais jolie, j'ai lancé que j'aimerais bien trouver un poste d'assistant de photographe, que c'était quelque chose qui m'intéresserait. Le lendemain, elle m'appelait pour me proposer un rendez-vous avec un photographe...
À cette même époque, je rendais mon mémoire d'histoire sur Prague en 1968. On était en 89, Vaclav Havel sortait de prison, et je connaissais bien ce qui c'était passé dans ces années-là. Je suis passé par hasard devant l'ambassade de Tchécoslovaquie, j'avais mon passeport sur moi. Je ne sais pas pourquoi, j'y suis entré, j'ai demandé un visa, et je suis parti à Prague, sac à dos, avec mon appareil photo. Je devais y rester 15 jours, j'y suis resté un mois et demi. J'étais un petit étudiant jamais vraiment sorti de chez lui, et là-bas, j'ai assisté à une Révolution ! J'ai vécu quelque chose de complètement fou !
De retour en France, j'ai pris pleinement la mesure de tout ce que j'avais vécu d'extraordinaire là-bas, et j'ai compris qu'il fallait que j'essaye. Je suis donc retourné voir ce photographe qui m'offrait un poste d'assistant. Il était photographe de défilé, je me suis alors retrouvé aux pieds des podiums.
- Quels sont les photographes qui vous ont marqué ?
JFR : Lorsque j'ai commencé à me poser sérieusement la question de savoir si je voulais faire ce métier, il y a un photographe qui s'est imposé à moi, c'est Richard Avedon. Et maintenant encore. J'ai aussi été énormément touché par le travail de Bill Brandt, parti photographier les différentes classes sociales anglaises, parcourant le monde ouvrier et la haute noblesse, en toute légitimité. J'ai trouvé ce contraste magnifique. C'est l'une des richesses de ce métier : un photographe est partout chez lui. Un jour je photographie un riche PDG, le lendemain je suis sur un chantier, le jour d'après devant une star du cinéma.
Mais si je devais ne retenir qu'un seul nom, ce serait Avedon.
- Quelle activité vous permet de reposer vos yeux et de retrouver l'inspiration ?
JFR : Les vacances ! J'ai besoin de couper, d'avoir le droit à la paresse. Le droit d'arrêter de penser.
- Votre méthode de travail ?
JFR : J'aime garder une part d'imprévu. Cela ne me réussit pas de trop planifier une prise de vue. Dès que je m'organise de manière trop formelle, mon imagination fonctionne moins spontanément, je n'ai plus la surprise. J'ai besoin d'un cadre, pour commencer, et d'une lumière générale. Et au fur et à mesure que la séance avance, les idées se précisent. Je ne veux pas que mon modèle se sente prisonnier d'une mise en scène trop orchestré. J'adore ce moment de découverte, où tu arrives dans un endroit quelconque, et où tu te dis : "Alors... Qu'est-ce que je fais ? Je le fais où ? Je le fais comment ?". Ce plaisir de l'improvisation, et de la petite trouvaille brillante, pour donner, au final, une image qui te ressemble. Quand on me dit : "Le problème, c'est que tu ne vas avoir que 20 minutes pour ta prise de vue", je me dis que c'est déjà presque 15 de trop. Les festivals, pour cela, sont une bonne école. Quand j'ai trop de liberté, les choses s'enchaînent moins bien. N'avoir aucune contrainte du tout, c'est perturbant.
- Numérique vs argentique ?
JFR : On a tous eu à se retrouver dans le numérique. On a cherché, tâtonné, pour se réapproprier l'outil. L'important est de parvenir à demeurer soi-même, à la fin.
Le
moins :
Dans le portrait, le numérique est un peu moins bien : Tu perds ce moment d'excitation où tu déposais tes films au labo, et où tu attendais, super pressé, de voir ce qu'il y avait dessus. Tu perds la surprise. Et puis tu fais beaucoup, beaucoup plus de photos. Il y a toujours un moment où tu te dis : "Je verrai plus tard".
Pour
Face / Public (1), par exemple, j'ai réalisé tous les portraits à la chambre 4x5. Les gens ne réagissent pas de la même manière devant une chambre et devant un 5D. Il m'a fallu un peu de temps pour reprendre mes repères avec ces nouveaux boîtiers numériques. Le rapport photographe/sujet n'était plus le même. Au début du numérique, j'avais l'impression d'être un paparazzi ! La lenteur, le changement de bobine, en argentique, installaient un autre rapport au temps. Alors qu'aujourd'hui, avec une carte 20 Go, tu fais 600 photos, la personne en face ne s'en aperçoit pas, et toi non plus, d'ailleurs, tu ne t'en rends même pas compte.
Le
plus :
La profusion des images que le numérique rend possible justement, et son immédiateté, deviennent, au contraire, un réel avantage en reportage. La vision du sujet est ainsi rendue plus affûtée, et progresse en temps réel. Le numérique permet une plus grande prise sur le sujet.
(1) Face / Public, publié en 2007, rassemblait les 112 personnalités politiques les plus influentes du moment.
- Récits de quelques portraits mémorables...
Le plus glamour ? Une séance photo avec Faye Dunaway.
JFR : Lors du Festival de Cannes, pour le magazine
Studio. Elle commence par me lancer un éclatant "Bonjour mon chéri !" pour m'accueillir. Et là, j'ai devant moi LA STAR hollywoodienne, la vraie, de A à Z. Deux heures non stop avec elle, dans sa suite...
Acte I : La lumière
Faye Dunaway avait dès le départ une idée très très précise du type de lumière qu'elle voulait qu'on utilise sur elle. À l'époque, moi, j'utilisais deux néons du plafonnier du garage de ma belle-mère, parce que je trouvais ce petit système très pratique... Je l'ai convaincue avec deux polas : le premier légèrement sur-ex, avec mon éclairage, le second légèrement sous-ex, avec son éclairage. Elle a choisi mon éclairage.
Acte II : Les bijoux
Elle a voulu se faire percer les oreilles, tout à coup, parce qu'elle voulait porter une paire de boucles d'oreilles. Il a fallu, un dimanche, à Cannes, trouver quelqu'un pour faire l'opération...
Acte III : Les robes, le maquillage
Elle m'a proposé de choisir ensemble toutes les tenues qu'elle allait porter, avant de me faire patienter une heure pendant la séance maquillage. Les premières tenues qu'elle me soumet ne me plaisent pas du tout. Là j'ai senti que si je ne n'osais pas être honnête, si je laissais faire, ma prise de vue serait perdue ; une façon de me tester. Et finalement, au beau milieu de la prise de vue, elle me pince la joue, et me lance : "Ah ! Je suis contente de travailler avec toi !".
Dernier acte
La séance achevée, je vois revenir vers moi Faye Dunaway : "Remontre-moi ton pola ! Je peux le garder ? Cette lumière est vraiment très belle. Dorénavant, je vais demander à être éclairée comme ça." Moi, avec les deux néons du garage de ma belle-mère, j'étais sur un petit nuage.
Et au final, cette prise de vue m'a paru tellement improbable, tellement magique, que les photos m'ont franchement déçu... J'ai tellement plané, sur le moment, tout ce qui se passait autour de moi était tellement incroyable, que les photos ne m'ont pas paru pas à la hauteur du rêve que j'avais vécu. Mais c'était... Faye Dunaway !
Le plus jubilatoire ? Une séance avec Christopher Walken.
JFR : Lors d'un festival, donc avec peu de temps accordé aux prises de vues. Mamiya 6x7, 12 vues.
Christopher Walken arrive, et me dit : "Je n'aime pas regarder l'objectif. Mais quand tu es prêt, tu me le dis, et je te regarderai."
1ère bobine : je ne lui dis rien. Il tourne la tête à gauche, à droite, il regarde un peu partout. Je change mon film.
Il me dit : "Tu as bien compris, hein ? Si tu veux que je te regarde, tu me le dis". Je réponds : "Oui, oui, j'ai bien compris".
Je continue, 2ème bobine, 1, 2, 3, 4, 5... à la 8ème vue, je lui dis : "Maintenant". Et là ! La photo !
Et il ne m'a regardé qu'une seule fois. Si, au contraire, je lui avais dit de me regarder dès le début, une fois, deux fois, trois fois, je n'aurais pas obtenu cette intensité dans son regard. Et cette image est encore dans mon book, je ne peux pas la lâcher.
QUESTIONS SUBSIDIAIRES
- Quel (autre) métier auriez-vous aimé faire ?
JFR : Instit.
- Quel métier n'auriez-vous pas aimé faire ?
JFR : Gardien… de prison, de la paix, de square, du temple, etc…
- Qu’est-ce qui vous fait réagir le plus de façon créative, spirituellement, ou émotionnellement ?
JFR : Partager.
- Qu’est-ce qui, au contraire, vous met complètement à plat ?
JFR : Se rendre compte qu’il est trop tard.
- Quel bruit, quel son, aimez-vous faire ?
JFR : Éternuer.
- Quel bruit détestez-vous ?
JFR : Une porte qui claque.
- Qui aimeriez-vous shooter pour mettre sur un nouveau billet de banque ?
JFR : Mohamed Ali, juste pour avoir l’occasion de le rencontrer.
- Quel est votre juron, gros mot, blasphème favori ?
JFR : "
Boufon".
- Quel don de la nature aimeriez-vous avoir ?
JFR : Courir très, très vite… en tout cas assez pour participer à une finale olympique du 100 m.
- Quelle est votre drogue favorite ?
JFR : Sniffer les cheveux de mes enfants.
- Avez-vous un objet fétiche, un porte-bonheur ?
JFR : Ni fétiche, ni porte-bonheur, mais toujours là… une bague à mon pouce.
- À quoi vous sert l’art ?
JFR : À ouvrir des portes.
SI VOUS ÉTIEZ
- Une couleur ?
JFR : Le bleu.
- Une saison ?
JFR : Le printemps.
- Une chanson ?
JFR : "Volare", par Ella Fitzgerald.
- Un objet ?
JFR : Un étui en cuir d’appareil photo.
- Un sentiment ?
JFR : La bienveillance.
- Une sensation ?
JFR : L’étreinte.
- Un(e) artiste ?
JFR : Prince.
- Un alcool ?
JFR : Le limoncello de Rosella.
- Une œuvre d’art ?
JFR : L’album
What’s going on de Marvin Gaye.
INTERVIEW « RÉFLEXE »
- Quel est le cliché que vous ne supportez plus ?
JFR : “Si tu veux, tu peux”.
- Quel est le réflexe dont vous êtes le plus fier ?
JFR : Me réveiller juste avant la sonnerie du réveil, quand je dois me lever très tôt.
- Qu’est-ce que vous ne pouvez pas encadrer ?
JFR : Les gens blasés.
- Qu’est-ce qui déclenche une envie de photo ?
JFR : L’envie de garder une trace.
- Quel est votre boîtier fétiche ?
JFR : Un Mamiya RB.
- À quoi sert un photographe ?
JFR : À faire partager.
UN PHOTOGRAPHE + UN LABO
Jean-François Robert & Processus
- Pourquoi avez-vous choisi Processus ?
JFR : C'est le photographe Jérôme Bonnet qui m'a d'abord recommandé ce labo, parce que c'était le sien. J'ai longtemps fait la post-prod tout seul, mais cela prend un temps fou. J'ai d'ailleurs beaucoup appris en photographie, via photoshop : quand tu passes trois heures à retravailler une image pour avoir le fond que tu voulais au départ, la fois d'après, quand tu shootes, tu fais en sorte de ne pas avoir à y repasser ces trois mêmes heures. Travailler avec des retoucheurs me permet de me dégager de la responsabilité de la post-prod. Je peux retrouver cet oeil extérieur sur le résultat final, mettre de la distance. Et j'apprécie beaucoup leurs propositions. Ils sont aussi un grand soutien dans les projets perso. C'est un vrai luxe.
Et puis au-delà de la qualité du labo, il y a le côté humain. Je suis toujours content de venir à Processus, c'est familial. La photographie est un métier de solitaire. Et plus encore avec le numérique. En argentique, on passait dans les rédactions avec nos planches contact, les choix se faisaient de concert avec le directeur artistique. À présent, les échanges se font par mails. Tu pourrais facilement passer des mois sans voir personne... ! Les moments passés au labo sont d'autant plus apréciables. Tu prends un café, tu discutes avec l'équipe. Je n'ai jamais trop aimé travailler chez moi. J'ai eu un studio avant d'avoir du travail, parce qu'il fallait que "je me rende au travail". À Processus, je croises d'autres photographes, je croise mes confrères portraitistes, et ce sont des moments de partage très riches, qui font du bien.
L'ARRÊT SUR IMAGE de Jean-François Robert
Jean-François Robert décrypte ce mois-ci pour Processus l'une de ses images.
Alice Rohrwacher. Festival de Cannes 2012.
JFR : À première vue, peut-être qu'il ne se passe rien ? Et pourtant...! Il y a tout, dans cette image. Tout ce que je recherche en photo. La simplicité. L'élégance. C'était à Cannes, cette année. Fin de festival. Tôt le matin. Engourdi par la fatigue accumulée durant la semaine. J'ai installé ma lumière, tranquillement, mélange de flash et de lumière du jour. Je ne savais pas du tout qui j'allais photographier.
Et puis tout d'un coup, il s'est passé quelque chose. La jeune fille, son regard, la lumière, la perfection de l'instant. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas comment. Mais ce fut là un pur moment de grâce. Et j'ai ensuite confié l'image à Caroline, à Processus, qui a su trouver la chromie parfaite. Dans dix ans, cette image fera encore partie de mon book, sans aucun doute.
Interview : Sandrine Fafet
(Avril 2012)