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Le photographe Samuel Bollendorff

Photographe français né en 1974, membre de l'Oeil Public en 1999 et jusqu'à sa fermeture en 2010, Samuel Bollendorff travaille essentiellement sur les problèmes de société, en France et dans le monde. Ses enquêtes paraissent notamment dans la presse (Libération), et sont également diffusées sur internet sous forme de web-documentaires et monographies. À travers des reportages axés sur les injustices, la souffrance, l'exclusion, Samuel Bollendorff interroge la place de l'individu dans cette réalité parfois violente.
LEGENDE
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INTERVIEW

- Premiers contacts avec la photographie ?
Samuel Bollendorff : J’avais une espèce de petit Kodak instamatic, avec juste un bouton clic et avec lequel j’ai pris des photos dès l’âge de neuf ans.
À onze ans, mon père m'a emmené à la FNAC pour m’acheter un agrandisseur. On a tiré des photos dans la salle de bain, j’ai adoré cela. Plus tard, j’ai fait l’école Louis Lumière (de 1992 à 1994, c’était encore un BTS à l’époque) et les Beaux-Arts à Paris quelques années. Et puis j'ai commencé à travailler…
J’ai toujours voulu être photographe.

- Avec déjà l’envie de faire du reportage ?
SB : On disait « photo reporter ». Cela s’est ensuite appelé : « photo journaliste », maintenant on dit : « photographe documentaire ». À travers cette évolution sémantique, c’est de la crise du photo-journalisme et de la presse dont il est question. Les photographes sont devenus de plus en plus des "auteurs" et revendiquent ce statut. Mais donc, oui, quand j'étais petit, je rêvais d'être « photo-reporter ».

- Vous avez d’ailleurs toujours travaillé sur des problématiques sociales ?
SB : Même étudiant, oui. Mon premier reportage a porté sur la médecine traditionnelle dans les hôpitaux, en Chine - un reportage que l’on ne verra jamais parce qu'il n'est pas vraiment brillant - mais déjà axé sur ces problématiques-là. J’avais aussi passé du temps en psychiatrie.
J’ai réellement commencé mon travail avec une série sur « Les rituels de deuil au Burkina Faso ». Série que j'ai proposée ensuite à un festival de photo qui se montait dans des laveries automatiques.
J'avais répondu à une petite annonce parue dans Nova Magazine d’une association de jeunes photographes qui venait de se monter : c’est comme cela que l'on s'est rencontrés, Guillaume Herbaut et moi. Je dis toujours que j’ai rencontré Guillaume sur petite annonce… Ils ont sélectionné mon travail et j’ai ainsi participé à la première exposition de l'Oeil Public dans les laveries. C'était en 1996.

- L’Oeil Public : une rencontre décisive dans votre parcours de photographe
SB : En 1996, j'étais encore veilleur de nuit dans un hôtel, pour gagner ma vie. Je commençais tout juste à travailler. Guillaume Herbaut, lui, avait à peine trois ans de plus. Nous appartenions tous à une génération de photographes qui débutait. J’ai rejoint officiellement l’Oeil Public en 1999, après avoir continué mon travail sur l'hôpital.
L’Oeil Public était au départ une association qui souhaitait organiser des événements culturels et des expositions de jeunes photo journalistes, devenue ensuite une association d’entre-aide : si l'un de nous était en reportage, un autre pouvait envoyer par coursier à un magazine des photos d'archive (le procédé peut paraître archaïque, mais on travaillait encore avec des négatifs, pas en numérique).
En 1999, on a crée un premier emploi, un "emploi-jeune". C'est la jeune journaliste Olivia Colo que l’on a recrutée et qui est devenue notre rédactrice en chef. Elle nous a très vite dit qu'il fallait un président actif, qui soit réellement un interlocuteur. J'ai alors pris la présidence et l’on a monté l'agence, le site internet, la vente en ligne, etc. Un deuxième mouvement du collectif.

- Pourquoi avoir finalement décidé de tout arrêter en 2010 ?
SB : On a fermé l'Oeil Public en 2010 parce que c'était un modèle tourné entièrement vers la presse et qu’entre-temps, les choses avaient évolué. La presse ne produisant plus d'enquêtes au long cours, nous nous étions déjà tournés vers d’autres voies. L’objectif de l'Oeil Public avait été de créer un outil de solidarité et de partage pour des photographes indépendants. La structure du collectif était devenue plus pesante qu'autre chose pour des photographes qui essayaient de se débattre dans la crise de la presse, et dans la crise en général.
Quand on voit ce que sont devenus les photographes qui en faisaient partie à l’époque, on se dit que c’était la bonne décision à prendre : dans les trois années qui ont suivit notre arrêt, deux photographes sont entrés chez Magnum, trois ont eu des Visa d'Or de web-documentaires, web-magazines, news, Prix Niepce, un autre a monté la plate-forme de crowdfunding Emphas.is.
Je vois cela comme le réchauffement climatique et la fonte des glaces : tu es obligé de sauter d'un iceberg à l'autre. Si tu n'as pas cette souplesse-là, tu ne peux pas t'en sortir.

- Qu'est-ce qui a réellement changé dans le métier de photographe ?
SB : Tout. Mais surtout la presse. Moi, par exemple, j’ai commencé par travailler pour des journaux français, ensuite des magazines et puis pour la presse internationale en général. À l’époque, cela représentait 80 à 90% de mes revenus. La presse était également productrice de tous mes projets. J’avais une idée, j'écrivais un synopsis d'une page, je téléphonais à un rédacteur en chef photo pour lui proposer mon texte. Il me répondait dans la semaine et je savais alors s'il me donnait 2000 ou 5000€, pour partir dix jour à Gaza ou au Brésil. Cela n'existe quasiment plus ; ce n'est plus du tout le mode de fonctionnement classique. Et cet effondrement - parce que, oui, c'est réellement de cela dont il s'agit, il a fallu le dépasser.
De 2005 à 2008, je réalisais mon travail sur la Chine. Il y avait là une vraie actualité en perspective, avec les JO, etc., il s’agissait donc d’un véritable éclairage sur le pays. J’avais construit mon projet en dix volets, l’un finançable par tel magazine, l'autre par tel autre, comme je l’avais toujours fait. Mais, pour la première fois, je n'ai trouvé aucun financement. Aucun journal n'a voulu produire ce reportage. C'est finalement grâce au Ministère de la Culture que j'ai pu produire le premier volet, que j'ai alors vendu à toute la presse - qui, entre-temps était donc devenue « consommatrice » d'histoires. J'ai ainsi financé le deuxième volet, que j'ai ensuite lui aussi vendu à la presse, et ainsi de suite pour achever toute l’enquête. Une fois réalisés l'exposition et le livre, je me suis demandé comment faire pour mes prochains projets...

- Il vous a donc fallu opérer une véritable mutation ?
SB : Je pense qu'il y a effectivement beaucoup de photographes qui, aujourd’hui, vont mal. Ceux qui s'en sortent, ce sont ceux qui ont porté leur photographie ailleurs, qui ont essayé de trouver des moyens de la produire dans d'autres réseaux.
Certains se sont tournés vers une photographie plus plasticienne par exemple, ce qui change aussi évidemment la forme photographique même. Ils ne travaillent plus pour alimenter la double page d’un quotidien, mais plutôt pour fabriquer des « objets photographiques ».
D’autres se sont tournés vers le web, et vers une photographie davantage audiovisuelle. Même si cela reste plus difficile qu’auparavant avec la presse écrite, on retrouve, dans ce secteur, des producteurs. Certains sites de presse, tel que lemonde.fr par exemple, peuvent, certes, encore produire des enquêtes (Le Monde papier aussi d'ailleurs). Mais ce sont surtout des acteurs comme France Télévisions, Arte, etc. qui se posent à présent la question de la narration sur le web. Le récit sur internet n’étant pas confronté au même spectateur passif que celui devant sa télévision, il faut trouver de nouvelles formes d'écriture sur ces nouveaux supports. C'est passionnant. Et ce sont des questions que se posent actuellement autant les photographes que les chefs de télévision. Les photographes ont trouvé là une place possible, à condition de devenir réalisateur : une révolution pour un photographe. Moi-même, je suis devenu réalisateur. Je travaille de façon totalement différente. Je fais des images et je filme. Je ne fais pas le son parce que je ne pense pas qu'il faille être homme-orchestre, faire tout un peu, donc tout moins bien. Déjà, faire de la photo et de la vidéo, en même temps, c'est compliqué. Ce qui m'intéresse, avant tout, c’est de rester photographe, d’essayer de rendre la photographie audio-visuelle, de collaborer avec des gens qui font du son, comme Mehdi Ahoudig, (documentariste pour Arte Radio et France Culture), et ensemble, imaginer un dialogue entre l'image fixe et le son, pour prolonger la photographie. Immerger le spectateur, interpeller son imaginaire en lui donnant une information visuelle, un son, en léger décalage, tout un ensemble que le spectateur va associer avec un troisième élément qui est son propre vocabulaire, son propre jugement. Et c'est ce qui fait que je n’ai pas l’impression de subir cette nouvelle mutation, j'adore cette nouvelle voie.

- Qu’est-ce qui vous a conduit à explorer ce terrain du web documentaire ?
SB : Juste après mon travail sur la Chine, j’ai rencontré Arnaud Dressen, qui montait sa société de production de films. Il m’a proposé de réfléchir à la question de l’écriture pour le web. L’idée était de se saisir des enjeux de l'interactivité, en partant de mon travail sur les mines de charbon. C'est comme cela que l’on a écrit un pilote, au départ, qui était "Voyage au bout du charbon".
Nous n’avons pas inventé le web-documentaire, il y en avait eu déjà un ou deux. Mais comme je venais du milieu de la presse, j'avais des contacts. J’ai proposé au monde.fr de diffuser ce documentaire : la rencontre entre une presse en crise, et une voie nouvelle. L’engouement a été total : plus de 300000 visiteurs - un vrai blockbuster ! Et plus de la moitié des visiteurs ont visionné le documentaire dans sa totalité - on sait tout cela grâce à des statistiques assez précises. Réussir à capter l'attention d’un internaute pendant près de 20 minutes, à l'heure où tout le monde est censé passer d'un site à l'autre toutes les trente secondes, ce représente une première étape très forte.
Je continue d'explorer. Tout est encore à inventer. Il s’agit effectivement d’immenses bouleversements. Et personne n'y peut rien. Essayer. Naviguer. Expérimenter d’autres formes de production. Les budgets ont également considérablement évolué : là où avant il fallait 3000 ou 5000 €, maintenant c’est 30000, 50000 voir 200000 € qu’il faut aller chercher. Les moyens de convaincre ont donc changé eux aussi, il ne s’agit plus d’un synopsis d’une demi-page. Il faut monter des dossiers, faire des repérages, écrire une intention, identifier des personnages en amont. C’est finalement de l'audiovisuel classique, mais à partir de la photographie, parce que cela demeure le coeur de mon métier, parce que c'est là que je suis bon. Je peux appuyer sur REC, mais ce n’est pas là que je suis le meilleur, et ce serait donc forcément une erreur de s'engager dans un documentaire classique télévisuel. C’est un métier qui ne s'improvise pas. En revanche, rester photographe et à partir de là, proposer une autre écriture audiovisuelle, là, j’y vois une vraie légitimité. Et en plus c'est passionnant. Mais c’est une vraie mutation.  

- Vous restez avant tout photographe ?
SB : La réalisation de mon documentaire sur l’obésité a été, de ce point de vue justement, un véritable apprentissage. Je ne l'ai pas réalisé au Leica, en argentique, mais avec un boîtier numérique que l’on m'avait donné en partenariat, la veille de mon départ. Et je n’avais pas eu le temps de me l’approprier. Cela n’a rien changé au niveau de l’enquête en elle-même, mais je n'étais pas content des images : rien n’était assez bon pour envisager une exposition, ni un livre.
Utiliser l'audiovisuel, mais sans perdre de vue que le coeur de mon métier, qui est de réaliser des séries photographiques, qui doivent servir le documentaire, mais qui doivent aussi être suffisamment autonomes pour exister en livres, en portfolios, en expo, etc. C'est cela aussi qui nourrit un projet. Le web-documentaire donne une visibilité au projet, celle-ci est renforcée par une expo, qui elle-même génère des portfolios et tout cela s'alimente mutuellement, en terme de financements et de visibilité.

- Vous êtes donc retourné vers l'argentique pour vos reportages suivants ?
SB : Je n'ai pas refait la même erreur avec "À L'Abri de Rien". Le budget a été négocié dès le départ pour travailler en argentique. Il était absolument nécessaire de constituer un véritable corpus photographique, que je puisse revendiquer, et décliner en expo, en livre, etc. Le web-documentaire permet de produire et la photographie permet de créer le corpus qui donne toute sa visibilité au projet.
Et j'ai achevé l'année dernière "Le Grand Incendie" sur le même principe.  
Beaucoup de vidéo, mais essentiellement des plans fixes car je n'essaye pas de devenir un vidéaste. J'ai ainsi obtenu une bourse du CNAP pour couvrir les mêmes lieux, à l'étranger cette fois. Et de là j'ai monté la suite, portfolios, expo, livre, qui redonnent un éclairage sur le web documentaire, etc.
Je suis toujours photographe. Je reste dans une photographie documentaire, une série, une enquête que je déploie sur différents supports, dans différents modes de production, vers différents publics, pour donner le plus de visibilité possible sur ces sujets. Cela fait six ans. Je ne sais pas où je serai dans dix, cinq, ni même deux ans.
Tu passes d'un iceberg à l'autre. Vouloir travailler pour la presse comme avant c'est vouloir continuer à taper à la machine.

- Argentique vs numérique ?
SB : Nikon a été partenaire du "Grand Incendie" en numérique. Les lieux ont été photographiés à la chambre, en argentique et au Nikon avec une optique à décentrement. Les boîtiers numériques sont des boîtiers avec lesquels j'ai plus de mal à travailler, alors je les "archaïse". Parce qu'actuellement, il faut tout faire avec la main droite (diaph, vitesse, autofocus, déclenchement) et l'autre main ne sert à plus rien, c'est aberrant. Je ne veux pas d'autofocus pour avoir une vraie bague de diaph, mais cela n'existe plus. Je suis astigmate et il n'y a plus non plus de stigmomètre. J'ai donc été obligé de porter des lentilles pour travailler en numérique. Avant, au Leica, quand j'avais mis les deux nez flous l'un sur l'autre pour un portrait, je savais que j'étais net sur le nez, tout simplement ! Avec l'argentique, je peux également travailler sur le tirage. Des choses symboliques, en partie, mais pas uniquement : le grain n'est pas symbolique, ce ne sont pas les mêmes images, ni les mêmes couleurs. Certes, on peut tout faire avec le numérique, tout REfaire, mais ce n'est pas la même captation.
Sur "Le Grand Incendie", j'ai aussi utilisé l'argentique de manière symbolique : capter la lumière, imaginer les sels d'argent impressionnés par un résidu de ce qu'avait été l'événement (davantage conceptuel). Le travail à la chambre oblige à s'installer, ce qui laisse la possibilité aux gens de venir te parler. Le rapport au temps n'est plus le même, ni le rapport à ce que tu photographies. Mais quand je réponds à une commande d'un journal, je sais qu'ils n'auront pas le budget pour me faire travailler en argentique. Les commandes se font forcément en numérique. Il faut donc aussi pouvoir avoir une réponse en numérique. Lorsque j'étais à L'Oeil Public, il m'arrivait de faire jusqu'à deux cents reportages par an, notamment lorsque je travaillais pour Libé. Maintenant, j'en fait environ dix par an. On n'est plus du tout dans le même temps, ni la même économie. J'aime encore travailler en argentique, j'essaye et j'y arrive globalement sur tous mes projets documentaires.

- Qui dit documentaire, dit écriture. Et qui dit écriture peut poser la question de la fiction. Est-ce un domaine que vous explorez ?
SB : Je travaille sur un nouveau projet dans le Nord de la France : il s'agit des cultures populaires héritées de l'ère industrielle, combats de coqs, majorettes, géants, fanfares, harmonies, tuning, etc.
Parallèlement à l'aspect social de ce documentaire, on l'écrit et on va le tourner (photo et son) comme un "conte documentaire". On part donc en effet vers un univers de fiction et l'on s'éloigne un peu du reportage, tout en restant sur une photographie en argentique faite au Leica. La matière est documentaire, mais le montage est pensé de façon beaucoup plus poétique, avec un narrateur (un géant) qui va raconter l'histoire de ce que sont ces majorettes, ces éleveurs de coqs, etc. qui sont les gens de son monde et qui sont par ailleurs des gens tout à fait réels. Il y aura une mise en scène de la vérité - faire danser des majorettes devant des sites industriels désaffectés, par exemple. On emmène nos "acteurs" dans des décors. Le tout sera publié en série, sous forme d'épisodes pour ensuite être monté en spectacle dans un lieu d'expo interactif...

Pour "Le Grand Incendie", on s'était déjà posé la question : comment donner corps à tout ce qui avait eu lieu hors-champ, les réactions, les cris, les mails échangés et c'est pourquoi on avait fait appel à Philippe Torreton pour lire un texte. Il s'agissait là déjà d'un micro-pas vers la mise en scène. Des questions auxquelles j'essaye de répondre par petites touches, projet après projet, pour m'émanciper de la nécessité de l'information journalistique stricte. Mettre en scène la réalité documentaire et la conter différemment.

En repérage, sur ce nouveau projet, on tenait à retranscrire toute la gaieté de ces passionnés. Le travail n'étant plus le domaine dans lequel ils s'accomplissent, ces gens reportent leurs compétentes vers des passions pour lesquelles ils deviennent alors des experts, et c'est très louable. Comment en faire des héros ? Comment rendre leur quotidien spectaculaire ? Il fallait pour cela ajouter une dimension fantasmagorique. Cela se construit brique après brique. Ce sera une série documentaire web en module de 3 ou 4 minutes (comme pour "À l'Abri de Rien"), et il y en aura un toutes les semaines à raison de dix épisodes a priori. Diffusion cet été. Et le spectacle à l'automne. C'est tout nouveau ! Je n'avais jamais monté de spectacle avant… C'est nouveau, mais cela contribue quand même toujours à fabriquer des images, avec un fonds documentaire sur le nord de la France qui sera très important au final ; un an de travail à l'argentique sur ces cultures. Un gros corpus qui donnera lieu à une expo, un livre, etc. Et j'aime bien me dire que c'est France Télévisions qui a produit une série de photo en argentique ou à la chambre. On a fait une boucle.

- Des influences photographiques ?
SB : Je me suis construit au fur à mesure. J’ai vu beaucoup d'expo, j'ai regardé beaucoup de livres de photo. Je ne voulais pas refaire des choses qui avaient déjà été faites. Au lycée, j’ai eu la chance d'avoir dans ma classe le fils de Sébastiao Salgado. Je connaissais donc très bien son père et je lui ai fait part, un jour, de mon envie de devenir photographe. Il m'a demandé pourquoi, et j’ai expliqué : « Parce que j'aime la photo et que j'aime voyager ». Il m'a alors répondu que, si j’aimais voyager, je pouvais tout aussi bien envisager d'autres métiers, comme agent de voyages, pilote, guide, etc. Et que, si j’aimais la photo, je n’étais pas pour autant obligé de voyager, que je pouvais faire des photos au coin de la rue. C’est une réflexion qui m'est restée. Je travaille, d’ailleurs, beaucoup en France et j’ai commencé à réaliser mon tout premier reportage dans un hôpital psychiatrique, qui était juste à deux pas de chez moi. Cela a été vraiment un enseignement. Ensuite, Salgado m'a aidé à faire un stage chez Magnum. J'y ai vu passer vraiment beaucoup d'images. Je commence par essayer d'imaginer comment une personne lambda perçoit les images, quels clichés peut avoir en tête un amateur. Et c'est systématiquement cela le point de départ de mon projet. Si le cliché est ici, alors c'est l'image juste à côté qu'il faut faire, décaler le point de vue, changer. Je me nourris beaucoup de l'impact que produisent les images.

- Un souvenir parmi d'autres ?
SB : Oui, lors de ma série sur l'hôpital : je m'étais attaché à un vieux monsieur, qui est mort au bout de quelques mois, ce qui est bien sûr fréquent dans ce genre d'établissement. J'étais content de mon travail photographique, et des images que j'avais rassemblées. En revanche, tous les échanges que j'avais pu avoir avec lui n'apparaissaient pas dans ce travail. L'idée de faire de la vidéo en gériatrie est venue de là et j'ai réalisé : "Il venait d'avoir 80 ans". Parce que je trouvais qu'il manquait quelque chose aux images, même si j'en étais content. Et cela a été une étape essentielle dans mon travail de recherche d'augmentation de la photographie, par le son, par la vidéo, par une dimension interactive, etc.
C'est un souvenir déclencheur.

- Avez-vous toujours eu cette sorte de rage, de colère ?
SB : Je ne peux pas imaginer ne pas travailler sur la réalité. Et la réalité, c'est que l'on fabrique un monde de merde. Questions fondamentales que je me pose, que je me suis posées quand j'ai eu des enfants : qu'est-ce que l'on va leur proposer comme monde ? Et ne pas vouloir voir cela, c'est vivre dans une illusion, un refus de traiter les problèmes, un aveuglement volontaire, et c'est le pourrissement. Je ne m'imagine pas vivre autrement que dans la réalité. J'ai besoin de savoir, de connaître, d'essayer de comprendre, d'être témoin et de donner à voir, de transmettre. C'est ce qui donne un sens à ma vie, à mon travail et à ma colère.
Donc, oui, j'ai toujours eu cette espèce de… je ne sais pas comment appeler cela… Ce n'est pas supportable de ne pas être conscient. Je travaille donc sur des sujets durs, et je suis touché par les histoires que je vois. Mais on se fabrique aussi une espèce de défense, non pas que l'on ne soit pas atteint, mais je me dis toujours que j'ai de la chance que ce ne soit pas à moi que cela arrive. C'est ce qui me donne cette joie de vivre, et en même temps ce pessimisme profond. C'est cela mon moteur. Si je ne fais pas tout cela, ma vie n'a pas de sens. Je suis effondré en ce moment, avec les attentats à Charlie Hebdo, mais je vais transformer cette profonde tristesse en colère, et donc en réaction. Je ne sais pas encore comment cela va aboutir, mais c'est ce qui m'anime.
J'aime aussi les choses légères, qui me divertissent, mais lorsque je fais quelque chose, si je n'y trouve pas un sens, je n'y vois pas d'intérêt.
 

QUESTIONS SUBSIDIAIRES

- Quel (autre) métier auriez-vous aimé faire ?
SB : Chef d’orchestre.
C’est finalement un peu ce que je fais actuellement : fabriquer un concert d’images, de sons, de vidéos, de gens qui travaillent. Une évolution de mon métier de photographe.

- Quel métier n'auriez-vous pas aimé faire ?
SB : Trader.

- Quelle est votre drogue favorite ?
SB : La vie.

- Qu’est-ce qui vous fait réagir le plus de façon créative, spirituellement, ou émotionnellement ?
SB : La réalité.

- Qu’est-ce qui, au contraire, vous met complètement à plat ?
SB : La réalité.

- Quel bruit, quel son, aimez-vous ?
SB : Dans le documentaire que je prépare en ce moment, sur « Les Cultures Populaires au Nord de la France », nous travaillons avec un compositeur qui écrit pour les harmonies et qui fait la B.O. de ce "conte documentaire". Il a créé pour l'occasion le bruit d'une baguette magique, et en ce moment, j’adore ce bruit.

- Quel bruit détestez-vous entendre ?
SB : Les chiens, qu'ils grognent ou aboient.

- Quel est votre juron, gros mot, blasphème favori ?
SB : « Pute de borgne », ou « sa mère la pute »… mais je n’en suis pas forcément très fier. Mon insulte favorite c’est : « connard ».
Et « sale connard » est l’expression de mon plus profond mépris.  

- Quel don de la nature aimeriez-vous posséder ?
SB : C’est la vie, et on l’a. Un autre ? Celui-là, c’est déjà pas mal…

- Avez-vous un objet fétiche, un porte-bonheur ?
SB : Dans mon passeport, j’ai des dessins de mes enfants, mais cela, c’est nouveau. J’ai un ticket de métro de voyageur en infraction ; c’est l’amende qui te permet de finir ton voyage. Il y a écrit dessus : « voyageur en infraction. ». Un truc à gratter de Saint Valentin - gagnant, d’une valeur de 100 francs - que j’ai jamais été touché, tellement j’en ai rien à foutre, mais que maintenant je garde car il a une valeur inestimable. Quand j’étais petit, j’avais des bracelets pour ne pas faire de cauchemars, fabriqués par des forgerons, sur les directives de géomanciens - ceux qui font de la divination par la Terre, (j’avais un beau-père anthropologue).  

- En quoi aimeriez-vous être réincarné ?
SB : Le problème, c’est qu'on ne le se sait pas. Je m’en fous d’être réincarné si je ne sais pas que je suis réincarné, si je ne peux pas comparer avec ce que j’étais avant. Je vais m’accommoder de ce que je suis.
 


SI VOUS ÉTIEZ

- Une couleur ?
SB : Une couleur chaude.

- Une chanson ?
SB : Un chant de résistant.

- Un objet ?
SB : Un porte-bonheur.

- Un alcool ?
SB : Tous. Quoique, non, aucun. Trop fermenté, l’alcool, non, je ne pourrais pas, même si, pourtant, je bois beaucoup...

- Une œuvre d’art ?
SB : Non, trop figé…

- Une sensation ?
SB : … ces moments qui arrivent dans la vie - est-ce que cela se produit davantage avec l’âge ? - où l’on a vraiment la sensation d’être heureux, ces moments assez rares de prise de conscience, où l’on se sent traversé par un sentiment profond de bonheur intégral… J’aimerais être ce ressenti-là, c’est très précieux.
 

UN PHOTOGRAPHE + UN LABO
Samuel Bollendorff & Processus

- Pourquoi avez-vous choisi Processus ?
SB : Dans une vie de photographe indépendant, où tu te fabriques, au fur et à mesure des expériences, des liens solides, Processus est pour moi, en quelque sorte, un "pilier". J'ai rencontré beaucoup de gens en 2004, lors de ma première expo, mais Processus est mon plus ancien soutien. J'ai rencontré Marie-Laure et Tom avant les amis du 2ème Bureau, avant ceux de Visa Pour l’Image, avant mon éditeur, avant les producteurs. C’était en 1998. Et je n’ai jamais changé de labo depuis. Ils m’ont accompagné sur des projets d’expo, de livres. Ils sont ensuite devenus des partenaires de L’Oeil Public. Et encore maintenant, même si l'argentique est moins prédominant, les projets que je mène, je les mène avec Processus. J’aime travailler en argentique, et donc avec le labo. C'est comme cela que je fonctionne, avec des familles. Ça fait un peu publi-communiqué… mais c’est vrai ! J’aime travailler avec Processus. Ce sont des partenaires de toujours, et c’est assez exceptionnel.


Interview : Sandrine Fafet
(Juin 2015)