ACCES FTP
S'ABONNER

Le photographe Vincent Delerm

Vincent Delerm est auteur-compositeur-interprète, arrangeur musical et auteur dramatique. Mais Vincent Delerm est également photographe. Et c’est bien de photographie qu’il va s’agir aujourd’hui pour cette cinquante et unième interview de l’année des dix ans de notre newsletter, avec notre invité ce mois-ci, donc, Vincent Delerm - oui, mais le photographe, et cette question : ses photographies ressemblent-elles à ses chansons ? « La photo, c'est la case manquante, ma façon d'exprimer ce que je ne peux pas décrire en chanson » dit-il. Car celui qui a chanté « Ice-cream balnéaire Martin Parr Eighties, Angleterre Martin Parr Ventre blanc à l'air Martin Parr Nager quelque part New Brighton, caissière Martin Parr Caddie, pack de bières… » et qui à la question : « Quel autre métier auriez-vous aimé faire ? », répond : « Photographe de plateau sur Pierrot le fou » a déjà fait paraître plusieurs ouvrages de photographies au Seuil et chez Actes Sud, dont le dernier est paru en 2016.
Nous vous proposons donc de partir à la rencontre d’un artiste sensible et sincère.
 
LEGENDE
A PLACER ICI

INTERVIEW

- Premiers contacts avec la photographie ?
Vincent Delerm : La photographie est très liée à la musique. Lors de ma troisième tournée, et bien que de nature plutôt hypermnésique, je me suis rendu compte que je commençais à oublier certaines choses, notamment des lieux dans lesquels j’étais pourtant déjà venu jouer. À mes débuts, j’avais l’impression de me souvenir de tout, et puis à la longue, avec la répétition sans doute, une scène, une autre, les loges qui finissent par se ressembler… J’ai été très choqué de constater que ces moments pouvaient s’effacer. Et j’ai commencé à faire de la photo à partir de là.
J’avais aussi du mal à rendre compte de ce que je vivais en tournée. En parler ne fonctionnait pas. Je n’avais pas l’intention d’écrire des chansons sur le sujet. Tourner un film ne m’attirait pas non plus. Il y a deux fantasmes assez répandus sur le métier : penser que c’est la folie tout le temps, les drogues du matin au soir et quatorze nanas qui t’attendent dans ta chambre après le concert, et l’inverse. Imaginer qu’être chanteur est d’un ennui mortel ; le même récital tous les soirs, la solitude, la routine. Bizarrement, c’est ni l’un ni l’autre.
Pendant le spectacle, le vertige est très puissant, et cette magie passe par des procédés qui sont certes toujours un peu les mêmes, mais qui sont très forts et aussi très étranges. Arriver dans une grande salle vide, habitée par l’histoire du théâtre et son passé, une histoire qui continue de s’écrire, un plateau nu où tout reste à construire. Et passer la journée entière dans cette atmosphère, dans une sorte d’absence d’énergie, d’immobilité, dans l’attente du grand soir. Et puis soudain, lorsque commence le spectacle, ce qui passe sur scène est exactement l’inverse de tout ce que l’on a vécu dans la journée. Tout devient magique. On ne voit plus les câbles électriques. Et c’est par la photo que j’ai pu restituer et partager ce double niveau.  

- Sur votre site, photographie et musique occupent une place égale. Est-ce réellement le cas ?
VD : La photo occupe à présent une grande place pour moi, oui. Il y a vraiment d’un côté la musique, la scène et l’écriture, la partie théâtrale, imaginer des spectacles, et de l’autre l’image, sous toutes ses formes.
En revanche, si dans la musique en général je suis très technique, en photo, au contraire, je n’ai aucune théorie. Avec l’expérience, on acquiert une sorte de science et j’ai même parfois le sentiment d’avoir un peu perdu la magie des débuts, où les chansons se font à l’intuition. J’aimerais pouvoir, en photo, garder ce regard spontané.

- Sur ce site justement, on voit, entre autres, de nombreux portraits.
VD : J’ai la sensation d’avoir réussi un portrait - lorsqu’il s’agit de gens que je connais et qui sont aussi des personnages publics, si je peux dire : « C’est vraiment lui ». Vraiment lui tel que je le connais, pas complètement comme les autres le montrent.
Et c’est pour cette raison que je n’aime pas trop les photographes qui arrivent en me disant : « Alors j’ai eu une idée, vous allez vous allonger ici et vous allez vous mettre comme ça, parce que votre album parle de ça ». Je crois davantage au portrait pur, humain, peu importe le lieu, rechercher simplement une lumière qui soit bonne, et tourner autour de la personne jusqu’à ce qu’elle ressemble à ce qu’elle est. Ce n’est pas en me demandant d’enfiler un déguisement que l’on obtiendra une bonne photo de moi. Mais les photographes travaillent souvent pour des magazines qui leur demandent d’avoir une idée forte. Mais par exemple, l’une de mes photos de pochettes d’album préférées est celle du photographe Jan Welters. Impossible de deviner où elle a été prise. En l’occurrence c’était à Paris mais cela aurait pu être aussi bien à Mexico, ce serait pareil. Je ne m’intéresse pas du tout aux histoires, je ne m’intéresse pas aux intrigues, ni aux concepts. Ce qui m’intéresse, c’est la manière, la manière de dire, de faire. Le style. C’est tout ce qui compte. Pas le sujet. La photographie est une sorte de relais d’une certaine tournure d’esprit que je peux avoir par ailleurs dans mes chansons, quand j’écris pour le théâtre, ou dans la vie. Je ne saurais peut-être pas mettre des mots dessus, mais il m’est arrivé une anecdote - encore un parallèle avec la musique - sur l’un de mes disques. On l’avait enregistré en Suède, et la première version produite par le studio était vraiment géniale. Mais c’était presque trop flatteur, le son ressemblait à la BO de Virgin Suicide. C’était une pure fabrication du studio, réalisée sans moi. Et on a dû revenir en arrière. Je ne pouvais pas garder cette version, et, au risque que la nouvelle soit moins bien, il fallait quand même que ce soit plus conforme à moi, plus cohérent. En photo c’est pareil. Avec les années on évolue, mes photos ne sont évidemment plus du tout les mêmes maintenant, et en musique, mes derniers albums n’ont plus grand chose à voir avec le premier, pourtant, je n’ai pas changé radicalement, je ne sens pas avoir dévié. Je prends simplement conscience de cette progression, cette pente naturelle, lorsque je regarde d’anciennes photos et que je me surprends à me demander pourquoi je photographiais les choses de cette manière. Il y a des époques où j’avais l’impression de photographier déjà comme aujourd’hui : en 2006 je suis allé au Mexique et j’ai fait énormément de photos. Je les ai toutes revues récemment pour les numériser mais je n’ai pas pu en sauver une seule. Elles ne cadraient plus du tout avec les photos telles que je les fais aujourd’hui. C’est fou. Les sujets que j’avais choisi à l’époque me plaisent encore et je sais très bien pourquoi j’ai photographié cette canette de coca. Mais pas dans le style qui est maintenant le mien.

- Certaines de vos images sont en vente sur votre site vincent-delerm.com, comment est né le projet ?
VD : La mise en vente des images est venue finalement tardivement. J'avais déjà publié plusieurs ouvrages et les followers sur Instagram me demandaient régulièrement comment acquérir mes photos. Cela aurait été du snobisme de ne faire aucune mise en vente. Et à la fois je ne me voyais pas chercher un agent, une galerie, toute la dimension a priori « incontournable » du domaine de la photo. Alors j'ai demandé à Marie-Laure si de manière simple nous pouvions mettre cela en place avec Processus et c'est parti comme ça !

- Quels sont les photographes qui vous touchent le plus ?
VD : J’aime bien les artistes qui ont du mal à se renouveler et qui, au fur et à mesure de leur vie, retombent sur des thèmes auxquels ils ne peuvent pas échapper, parce que c’est vraiment ce qui les attire.
Les images de Luigi Ghirri, très poétiques, me touchent beaucoup. Celles de Claude Nori également. Martin Parr, bien avant son très grand succès. Et la photo américaine, sans être jamais tout à fait certain de ne pas aimer au moins autant les motels eux-mêmes, l’architecture d’une époque, les Cadillacs, etc. que les images proprement dites.

- Parmi les cinq sens, quel est celui qui vous procure le plus d’émotions ?
VD : La vue - bien qu’écouter de la musique reste le premier geste du matin. Bien sûr, si vous passez un vieux titre de soul des années 60, la prise de son vous ramène instantanément à une époque. Mais malgré tout, je trouve justement que parmi la variété de projections dans différentes atmosphères, différents univers et différentes époques qui peut avoir lieu, rien n’est jamais aussi fort que le choc esthétique.

- Argentique vs numérique ?
VD : Quand on n’est pas très bon techniquement, paradoxalement, l’argentique me semble plus facile que le numérique. Du moins, c’est ma théorie. En numérique, il faut davantage retravailler les images. Plus délicat en couleur peut-être, mais en N&B, pour peu que vous ayez de la chance avec la lumière, trouver quelque chose qui vous touche est assez simple. Et c’est l’un des moments que je préfère : récupérer mes planches contact au labo et me dire que c’est ce que j’espérais. Pour moi la photographie représente la vie, la vraie vie - juste un peu mise à distance.
Et puis j’aime bien faire des choix. Par exemple, parfois, j’emporte un diskman (ces appareils qui lisent les CD) bien que je sois abonné à une plateforme de streaming - et je choisis cinq albums. Je sais alors que je ne pourrai pas écouter autre chose pendant deux jours. On se construit beaucoup par la contrainte. Si je pars quelque part, je vais emporter mon boîtier argentique, un boîtier complètement nul, un Minolta Dynax des années 80, avec un objectif 50 auquel en revanche je tiens énormément. Le boîtier s’est cassé plusieurs fois, il ne vaut absolument rien, à peine 30€ sur internet, mais c’est mon appareil et je me suis beaucoup construit avec cet objectif 50, sur les distances, le rapport au flou, etc.
Je n’aime pas trop le froid numérique. Nombreux sont ceux qui affirment qu’il est facile de contourner ce rendu trop réel, pourtant non. Et c’est une similitude avec la musique, où les consoles numériques ne sont pas mêmes que les consoles analogiques : pour garder un son un peu poussiéreux, avec de la matière, il existe des effets numériques - sans doute, bien sûr. Mais c’est comme mettre un filtre Super 8 sur une image Instagram…
À présent, j’ai un Leica numérique. Mais je m’approprie lentement les appareils : j’avais douze ans lorsque l’on m’a offert mon premier synthé, et ce n’est que vers quinze ou seize ans que j’ai commencé à l’utiliser. J’ai d’abord tourné autour. Il s’est passé la même chose avec l’argentique. Mon grand-père m’a offert un appareil photo à vingt ans, que je n’ai pas trop utilisé pendant plusieurs années. Pour le Leica, j’ai tenu à l’objectif 50, pour faire plus facilement le passage de l’un à l’autre.

- Vous avez publié récemment trois ouvrages de photographies, aux Éditions Actes Sud.  
VD : Ma première publication accompagnait l’album Les Amants parallèles, un livret de photos qui retraçait la vie de tournée, avec quelques textes, des commentaires parfois très laconiques, une simple phrase pour orienter la photo et emmener la pensée quelque part. Chaque fois que j’ai travaillé avec les Éditions Actes Sud, je suis arrivé en montrant mes photos, celles que j’aimais particulièrement, mais sans imposer un axe particulier, ni partir sur un principe très établi, pour que la discussion ne soit pas verrouillée dès le départ, en restant ouvert aux avis de chacun, sans imposer systématiquement des concepts.

« Songwriting » est un livre qui raconte la vie de tournée, la vie dans la musique, avec des portraits de chanteurs, ces petits souvenirs en studio, les hôtels de Province. Les images sur le métier de chanteur que l’on voit souvent sont toujours plus ou moins fausses parce qu’elles obéissent à une sorte de cahier des charges : aller en studio, dire quelques mots à la console, faire une prise de voix pour de faux devant la caméra. Je voulais aller au-delà de ces clichés.
Avec « L’été sans fin », j’avais envie de donner à ressentir, sans trop expliciter (les légendes restent très laconiques) l’idée de l’été, quelque chose de l’ordre de la sensation. Dans mes chansons, je ne m’intéresse pas trop au soleil, mais en photo beaucoup au contraire. L’été m’a toujours attiré, je ne sais pas pourquoi.

Le point de départ du troisième livre, « C’est un lieu qui existe encore » est le texte d’un entretien filmé de mon grand-père, qui retrace sa jeunesse, que j’ai réalisé quelques années avant sa mort et que je comptais utiliser dans un film. En le réécoutant en audio, sans les images, pour travailler dessus, je me suis rendu compte que j’aimais écouter cette voix qui me racontait quelque chose. Mon grand-père était un homme hypermnésique, bien plus que moi encore, très précis dans tout ce qu’il racontait. Paris, la Seconde Guerre Mondiale, le couvre-feu, des anecdotes (sa mère qui se coince la tête dans sa manche de pull) et des souvenirs très forts (porter une femme jusqu’à un cimetière, pendant un bombardement, et s’apercevoir qu’elle était morte dans ses bras. Il se souvenait que la côte était forte pour aller jusqu’au cimetière et qu’il avait du sang sur sa chemise). Il m’a raconté qu’il avait habité au 4 rue Labat, et que « c’est un lieu qui existe encore ». Et c’était tout à fait lui. On oppose souvent les gens qui évoquent le passé aux gens ouverts sur l’avenir, ancrés dans le présent. Mon grand-père, (j’adorais cela chez lui et je me sens proche de lui là-dessus), avait une grande connaissance de son passé, mais qu’il mettait toujours en perspective avec le présent. Et c’est ce qui m’a donné envie de photographier les lieux tels qu’ils étaient devenus aujourd’hui, certains étant très proches dans l’esthétique, n’ayant qu’à peine changé, d’autres ayant été rasés et remplacés par autre chose, comme le cirque Médrano. J’ai réalisé ce projet alors qu’il venait de disparaître. C’était super d’écouter sa voix, de me balader dans Paris et de faire les photos des endroits dont il parlait. Je ne me sens jamais autant à l’aise qu’en travaillant sur des projets liés à la vie, liés à des choses vraies. Je n’aime pas trop la science-fiction. Je préfère les témoignages, les gens qui parlent de ce qu’ils ont vécu, et la photo permet bien de transposer cela.   

- De l’image fixe à l’image en mouvement, de la photographie au film, pourquoi pas ?
VD : Je travaille sur un film en ce moment, un long métrage d’un format un peu particulier, entre le documentaire et le film. Un drôle d’objet que j’ai commencé en 2015. On a notamment filmé Jean Rochefort sur son dernier tournage. Et cela rejoint ce que je disais plus haut sur la permanence, le fait de faire des choses qui, quoi que l’on fasse, restent dans un même esprit. Dans ce film, que je tourne avec un ami chef opérateur, on repart beaucoup de ma manière de photographier et de concevoir la photo. Les choses se complètent finalement.
 

QUESTIONS SUBSIDIAIRES

- Quel (autre) métier auriez-vous aimé faire ?
VD : Photographe de plateau sur Pierrot le fou.

- Quel métier n'auriez-vous pas aimé faire ?
VD : Photographe de plateau sur Taxi 5.

- Quelle est votre drogue favorite ?
VD : L’album When de Vincent Gallo.

- Qu’est-ce qui vous fait réagir le plus de façon créative, spirituellement, ou émotionnellement ?
VD : La lumière du soir entre chien et loup.

- Qu’est-ce qui, au contraire, vous met complètement à plat ?
VD : L’idée que le ballon d’or va encore aller à Cristiano Ronaldo.

- Quel bruit, quel son, aimez-vous entendre ?
VD : Les pas des enfants descendant l’escalier au réveil.

- Quel bruit détestez-vous entendre ?
VD : Le casse-bouteille à 7h du matin le week-end.

- Qui aimeriez-vous shooter pour mettre sur un nouveau billet de banque ?
VD : Mon amoureuse.

- Quel est votre juron, gros mot, blasphème favori ?
VD : « Putain ».

- Quel don de la nature aimeriez-vous posséder ?
VD : Ne pas m’énerver sur les posts Instagram liés aux défilés de haute couture.

- Avez-vous un objet fétiche, un porte-bonheur ?
VD : Le 33 tours de la Sirène du Mississipi, dédicacé par Truffaut.

- En quoi aimeriez-vous être réincarné ?
VD : En chien d’aveugle.

- À quoi sert l’art ?
VD : Justement, je me demandais.

- À quoi sert un photographe ?
VD : À faire vivre les labo photos.
 

SI VOUS ÉTIEZ

- Une couleur ?
VD : Rouge, de Krzysztof Kieslowski.


- Une chanson ?
VD : « L’amour en fuite », d’Alain Souchon.

- Un objet ?
VD : Un stylo Bic. Noir.

- Une saison ?
VD : Fin juin début juillet, la fin d’année sur les campus, dans les cours de bahut.

- Une sensation ?
VD : Les débuts amoureux.

- Un parfum ?
VD : Le gazon coupé par les employés de la ville sur le terrain de foot municipal.

- Un artiste ?
VD : Léonard Cohen.

- Une œuvre d’art ?
VD : Le distributeur de bonbons Pez avec la tête de Charlie Brown.
 

UN PHOTOGRAPHE + UN LABO Vincent Delerm & Processus

- Pourquoi avez-vous choisi Processus ?
VD : Je suis d’abord venu chez Processus sur les conseils de la photographe Aglaé Bory. Et j’ai découvert un labo hyper pro, sans être intimidant.
Je préparais un spectacle pour la Philharmonie, où l’on m’avait d’abord proposé le thème du cinéma (Fanny Ardant, Trintignant, etc. les gens savent que j’aime bien le cinéma), mais j’ai préféré choisir la photographie, et c’est comme cela que j’ai rencontré Marie-Laure. C’était un spectacle typique de ce que j’aime faire, où il y avait des photos de moi, et celles d’autres photographes, d’anonymes aussi, des citations, etc.
Les premières années, je pensais faire de la photo en amateur. Dix ans plus tard (et après avoir publié plusieurs ouvrages en photo au Seuil et chez Actes Sud) je ne pouvais plus réellement prétendre que c’était encore le cas et j’ai eu envie de tendre vers une démarche plus professionnelle. Je n’ai pas d’agent et je ne fais partie d’aucune galerie, de même qu’en tant que chanteur, je n’ai jamais eu de manager : je ne veux pas de quelqu’un qui négocie pour moi et dit non à ma place. Mais dans ce métier il y a tant de gens pour vous dire : « Tu n’as pas peur que les gens pensent que… ? » ou « Hum, ouais, tu crois ? Je suis pas sûr » que, rencontrer des gens comme Marie-Laure - qui a été immédiatement très enthousiaste sur mes projets, c’est indispensable pour moi. Sinon, on ne fait plus rien du tout. J’ai trouvé chez Processus une sorte d’équilibre : on peut prendre la musique ou la photographie très au sérieux, travailler énormément, et de manière professionnelle. En revanche, tout cela doit aussi rester léger. Dans l’absolu, faire des photographies, c’est super inutile et c’est le principe même de la culture. Elle n’est pas indispensable, a priori, sauf qu’elle le devient parce que l’art nous remplit d’émotions et que ce pouvoir n’a pas de prix. Je ne perds jamais de vue que ces métiers sont géniaux, que c’est quand même dingue de passer sa vie à écrire des chansons, que c’est un luxe d’avoir une telle chance. Travailler avec des gens différents et passionnés, comme Marie-Laure avec Processus, me permet de faire évoluer les choses.  
 

L’ARRÊT SUR IMAGE de Vincent Delerm

VD : Mon fils, au Brésil, qui regarde des adultes jongler avec un ballon sur la plage.

Sur cette photo, il est de dos. Premier plan très net, avec une amorce assez grosse, (j’aime bien utiliser ce procédé) et finalement l’action, la véritable action, au flou, plus loin. Ici le regard est avec l’enfant au premier plan, qui lui, totalement passif - en apparence, brûle d’envie. Je repense à cette phrase d’Apollinaire : « Comme l’espérance est violente ». Cette image symbolise bien la fascination, l’envie, le temps passé à espérer, le feu à l’intérieur. C’est un thème qui me touche beaucoup. Mon fils adore le foot. Il voit ces gens qui jonglent avec un ballon, il a envie d’aller jouer avec eux, mais il n’ira jamais parce qu’il est trop timide. Cette image me touche aussi parce que c’est bien lui. Je passe beaucoup de temps avec mes enfants. Et si je ne les mets jamais vraiment en avant, il y a pourtant souvent une amorce d’eux dans mes images, parce que leur présence conditionne nos vies. Avoir des enfants, cela change tout, et cela ne change rien. Les enfants modifient les choses de manière permanente, mais la vie continue. Sur cette image, mon fils est là, complètement là, mais il n’y a pas que lui, il y a autre chose, et c’est aussi pour cette raison que j’ai choisi cette image.
Et puis surtout - et ce constat m’est sans doute apparu plus clairement grâce à la photographie - ce qui compte dans une vie n’est pas tant de vivre des moments réussis, positifs, que des moments forts. Les souvenirs que l’on garde, et notamment les souvenirs d’enfance justement, ne sont pas forcément que les « bons » souvenirs : on se souvient d’avoir eu peur, à la tombée du jour, perdu à l’orée d’une forêt. Et la photographie est capable de restituer ces moments forts, sans les nommer, de guider la pensée de celui qui la regarde, sans avoir besoin de savoir quelle était au départ l’intention du photographe. Je ne suis pas très adepte des longs discours qui accompagnent les images dans une exposition de photos. J’ai bien conscience que souvent le texte apporte du sens. Mais parfois je ne lis pas l’avant-propos, ou alors je le lis à la fin, je manque souvent de patience. J’estime qu’il doit se dégager quelque chose d’immédiat, de manière épidermique, intuitive.
Esthétiquement aussi, sur cette image, on sent la tombée du jour, quelque chose dans l’air, un parfum de vacances, et une sorte de télescopage entre ce qui est joyeux et ce qui ne l’est pas. C’est une autre de mes obsessions. Pendant les concerts, j’aime bien passer du rire aux larmes, de moments très mélancoliques à des moments vraiment drôles. La photographie a un vrai pouvoir de transformation. C’est drôle parfois de photographier ce qui est un peu glauque, pas franchement festif - une salle de concert au pied d’une centrale nucléaire. Garder une trace de ce qu’il y avait de mieux à tirer de ce moment-là, de cet endroit-là, ce qu’exprime ainsi Truffaut : « Les films sont plus harmonieux que la vie. Il n'y a pas d'embouteillages dans les films, pas de temps mort ». Souligner ce qu’il y avait de beau, de mélancolique, ou de poétique, prêter attention à un détail qui aurait pu échapper à l’attention, partager quelque chose de fort, pas forcément positif, mais fort. Je ne crois pas à la division en deux colonnes, d’un côté les super moments, de l’autre les moments pourris. La vie n’est pas du tout faite ainsi. Et la chanson en général me semble un bon domaine pour exprimer cette idée - la photo aussi, parce qu’il y a plusieurs niveaux, plusieurs plans.



Interview : Sandrine Fafet
(Mai 2018)